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Enfoncer le clou.

 

Régulièrement, et sous différents aspects, je suis témoin ou acteur d'un usage inapproprié d'outils ou d'objets qu'ils soient matériels ou intellectuels. Et parfois, lors de conversations où sont évoquées des dysfonctionnements ou bien des manques et défauts, je suis tenté de parler du bon usage du marteau pour planter un clou et parfois même..... je le fais !

 

Le marteau est une masse de fer percée et ajustée sur un manche usuellement fait de bois. Il a généralement pour fonction de battre, forger, cogner, enfoncer, etc...

Un clou est une tige d'acier pointue en un bout et aplatie en son autre bout nommé la tête. Il a pour fonction usuelle l'assemblage d'éléments en bois. Il se plante avec un outil percuteur.

Je ne vais pas ici retracer toute l'histoire du marteau, il faudra se contenter de savoir que son histoire remonte au moins à la période paléolithique et ces pierres utilisées comme percuteurs pour tailler le silex.

Le marteau a une masse, un poids et un manche d'une longueur calculée en fonction. Quand on tente d'enfoncer un clou et que l'on essaye d'augmenter ce poids en ajoutant sa propre force musculaire, ou que l'on utilise pas toute la longueur du manche -souvent avec raideur- il rebondit mal et la frappe devient peu efficace et imprécise. Le clou se tord ou résiste et la dépense d'énergie est très importante pour un résultat fréquemment raté.

Il s'agirait ici de faire confiance au marteau et de bien observer le comportement du clou. Au fil des siècles, les multiples évolutions du marteau sont pour une grande part tendues vers un meilleur prolongement du bras et donc du corps dans son entier. Si sa masse a un certain poids, c'est pour utiliser la gravité et/ou l'inertie de cette masse en mouvement comme force. La qualité et la relative souplesse du manche, au delà de prémunir contre le bris, a fonction de permettre le rebond plus facile de la masse ainsi que moins de répercussion de la frappe dans le bras. Quant à la longueur du manche, elle permet une force additionnelle de levier ainsi qu'une ampleur du geste. La première raison de ces aspects du marteau, c'est le corps de qui le manie. La première fonction du marteau est de prolonger ce corps; de lui donner, dans le cas d'un clou à planter, le surcroit de force nécessaire pour planter et la dureté d'une interface pour ne pas se trouer la peau. Dans une logique d'un geste qui doit être répété plusieurs fois, sa capacité de rebond est pensée pour économiser la force nécessaire pour le soulever. L'élan donné au rebond, qui est l'énergie résiduelle devenue insuffisante à planter plus, constitue, avec une souplesse et une détente du poignet et du bras au moment de l'impact, une énergie à accompagner. Cette énergie permet non seulement de relever le marteau sans effort, mais aussi le temps de repos et de distance qui assure et précise la frappe suivante. C'est à ce moment clé, selon la position du clou, droit ou tordu, que la frappe peut se ré-ajuster. C'est le temps de recul et de silence hors mouvement, une suspension dans le temps et dans l'air, qui donne le temps de l'analyse et du ré-ajustement pour le geste à faire. La gravité reprends alors son rôle, qui s'accompagne avec célérité et ainsi, la nouvelle frappe a lieu, contenant déjà en germe la préparation de la suivante. Il faut ajouter ici que le point visé n'est pas toujours la tête du clou, qui n'est qu'un passage, mais la ou elle doit se trouver quand le clou sera fini de planter.

 

L'importance des métaphores possibles peut résider en de nombreux points de ce geste. Sans prétendre les saisir toutes, je vais proposer une dérive au travers de ce potentiel.

Ce qui me saute au yeux, c'est la prise de distance. C'est le fait que la distance concrète que nous prenons dans le temps même de l'action est variable. Pour l'usage du marteau, c'est celle liée à la longueur du manche, l'ampleur du geste, ainsi que la souplesse du corps en son entier. Il est possible d'être totalement immergé dans l'action. Dans ces conditions, il n'est pas possible d'observer réellement ce que l'on fait. La noyade est la seule surprise possible. Il est, au contraire, possible d'agir avec un temps plus mesuré. C'est-à-dire avec une conscience vive de ce qui s'accomplit. Ceci permet, sans interrompre l'action, une conscience du détail en cours d'accomplissement, mais aussi du cadre général dans lequel il s'inscrit. Cette pluralité de présence à l'action propose une prise de distance simultanée à l'action. Elle est évidemment soumise en amont à une observation et une conscience attentive aux outils en cours d'utilisation. Si ces conditions sont réunies, de quoi qu'il s'agisse, si la situation est un manque de distance et que la cessation de l'action n'est pas permise, il sera question de ré-évaluer la distance de laquelle on mène l'action. C'est-à-dire de conscientiser tout ce qu'il y a entre nous et l'objet de notre action en cours. Pour le clou, il s'agit de tout ce qui est en présence entre notre corps-esprit et l'assemblage d'éléments par un ou plusieurs clous. L'énumération de tout ce qui est en jeu dans cet espace pourrait être infinie. L'objet de cette métaphore est de mettre en lumière les nombreux temps différenciés dans un geste très simple et ainsi proposer de mettre en lumière ces mêmes temps dans les situations considérées. Le présupposé est que si il est possible de définir plusieurs temps, à l'image d'un film ou il y a un noir imperceptible entre chaque images ( Cf. Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la photographie, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, Paris, 1980) ; il existe un temps vide entre chaque étapes d'une action en cours. Ces vides, si ils sont conscientisés, peuvent laisser place à une prise de distance. Ne serait-ce que celle de dire qu'un film n'est pas une continuité mais seulement une succession d'instants, comme premier pas, l'acceptation des temps morts. Avec ce postulat, il devient possible de jouer de ces temps morts pour tester plusieurs distances et ainsi mieux saisir ce que l'on est en train de faire. Cela permet d'introduire une poïétique-appliquée (analyse en temps réel de ce qui se passe entre qui fait et ce qui se fait.) dans chaque instant considéré.

 

Autre exemple pour illustrer le propos initial où je suis amené à parler de ce geste percutant : une réunion. Nous sommes plusieurs assis autour d'une table, et nous parlons de sujets faisant débat. Très vite, les esprits peuvent s'échauffer et arrive le grand jeux des coupures de paroles et des volumes de voix qui augmentent. C'est alors qu'il m'arrive parfois de préciser que si nous voulons enfoncer le clou ensemble sur le sujet débattu, il nous faut penser à ces silences et temps morts que j'évoque ci-avant. Ce qui permet d'introduire le respect des silences qui ponctuent une parole en cours ainsi que celui nécessaire entre deux prises de paroles. Ne serait-ce que pour être certain qu'une parole est arrivée a son terme et qu'une autre peut-être prise.

 

Voilà, le clou est enfoncé, peut-être un peu de travers avec quelques menue traces d'impacts autour... Mais il faut du temps pour maitriser un geste et accepter la maladresse des premières tentatives.

Texte publié en Septembre 2016 dans :

Efadine n°6, revue du réseau des Crefad

et du réseau des cafés culturels associatifs.

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